Il n'avait pas son pareil pour signer un temps. Sa trajectoire a porté Jacky Ickx de la formule 1 aux sables du Dakar en passant par les Hunaudières. Rencontre avec l'homme attachant et profond que masquait le pilote...Fils d'un journaliste automobile et sportif, vous deviez évidemment rêver de courir...Ca ne m'intéressait pas. Oui, j'ai vu rouler Fangio à Francorchamps ; oui, Moss a traversé plusieurs fois notre maison ; mais en dehors des Dinky Toys, je n'avais aucun intérêt pour l'automobile. Ni pour l'école d'ailleurs. j'aimais la nature et je vivais de manière sauvage, souvent seul. Mon père adorait la moto, et possédait une certaine ouverture d'esprit. Il a voulu me montrer des choses différentes pour me motiver à l'école. Et puis se construit un destin que l'on ne maîtrise pas toujours. Jeune, mes professeurs ne cessaient de me dire, comme Raimu à Fernandel dans Le Schpountz (accent de Raimu) : " Tu n'es pas bon à rien, tu es mauvais à tout ". Et dans le sport, je n'étais pas trop mauvais. On prend goût à la réussite. Etait-ce la fascination de prendre un virage à 360 à l'heure qui m'a passionné, la griserie et compagnie ? Non. Il s'agissait d'être le meilleur, de gagner, et satisfaire mon ego.
Comment caractériseriez-vous votre carrière ?Longévité, éclectisme, mais je n'en ai pas le mérite, les circonstances s'en sont chargées. J'ai fait 32 ou 33 saisons, un truc hallucinant. Il y a des saisons où j'ai roulé 48 week-ends ! Une Mustang, une F1, un proto, un Nascar à Daytona...
Pour l'argent ?Oubliez l'argent. On était heureux de tout conduire... Ce n'était pas un business. Aujourd'hui, bien sûr, il faut toujours être passionné, mais l'argent a pris des dimensions incomparables. Ce sont deux planètes. Quand j'ai fait de la F2 pour Tyrrell, je touchais 100 £ de prime de départ. Si on gagnait, Champion offrait 30 £, Shell 15, ou l'inverse... Avec ça, on devait manger, dormir dans les voitures. Une vie géniale, tous logés à la même enseigne. A part peut-être pour Stewart, précurseur là aussi, comme en matière de sécurité. De mes débuts jusque vers la fin des années 70, il y avait un pilote, ou deux, des bons, qui disparaissaient chaque année... Peut-être que j'ai eu des défenses un peu plus grandes que d'autres, inconsciemment. Pourtant, les résultats y étaient. Alors pourquoi l'un, pourquoi pas l'autre, on n'en sait rien. Et ça ne dérangeait personne... Ce n'est plus toléré, ou si difficilement aujourd'hui. L'accident n'est plus accepté comme une fatalité. Il faut un responsable !
Avec le recul, ça ne vous paraît pas regrettable de supprimer des circuits comme Spa ou le Nürburgring ?Regrettable peut-être, mais cela reste dans la logique de l'évolution du sport. Parce qu'un circuit de 22 km, c'est ingérable. Ce sont deux endroits magiques... On n'a jamais fait mieux. Les circuits d'aujourd'hui sont très sûrs et les voitures aussi, mais ils ont perdu un peu de leur caractère. Le seul qui ne cadre avec rien, ni aucun règlement, c'est Monaco. Monaco avec une formule 1, c'est un prodige de talent, de précision, de maestria. Il n'y a aucune marge d'erreur, sinon c'est l'abandon. Frôler un rail, c'est déjà trop. Pourtant, il y a unanimité pour y aller ! Chez les constructeurs comme chez les pilotes. C'est un exercice fascinant. Il faut imaginer qu'aujourd'hui ils font ça avec 800 ou 900 chevaux : on sort du tunnel à presque 300 km/h. Hallucinant ! Les voitures d'aujourd'hui sont " assistées ", à part les efforts de gravité, la force G, les vitesses se passent avec le bout des doigts, votre direction, vos freins sont assistés, vous ne devez pas être un athlète ce n'est plus un effort aussi physique. Mais cela le demeure en terme de perfection et de concentration. C'est aussi difficile car le niveau de pilotage a considérablement augmenté depuis trente ans.
Les pilotes sont-ils plus proches les uns des autres ?Oh oui. Sûr.
Quel circuit vous convenait le mieux en tant que pilote ?Nürburgring, Francorchamps, franchement, je n'étais pas mauvais... Et sous la pluie, je n'étais pas mauvais non plus. Toute l'équipe priait pour qu'il pleuve, moi je détestais ca. Tout le monde déteste ça. Un type qui aime la pluie, il n'est pas normal.
Comment expliquez-vous cette supériorité ?J'ai fait beaucoup de moto avant. Sur deux roues, il faut être doux, souple, attentif. Parce que la gestion d'une course se fait avec la tête, mais les sensations passent quand même par votre derrière. On conduit avec son cul ou à travers ses attaches, ses poignets, pour savoir si on glisse de l'avant, de l'arrière. Ce qui est sûr, c'est que j'ai couru au bon moment, parce qu'il y avait place pour un certain dilettantisme. J'étais sérieux dans les courses, mais les essais répétitifs, au même endroit, pendant trois jours, ça me rendait fou.
Ferrari s'en plaignait...Avec raison ! Fiorano, ça m'ennuyait. Je n'étais peut-être pas assez passionné, un peu paresseux. Ne faire qu'une chose et ne penser qu'à ça... Infaisable !
Selon vous, jusqu'à quel moment avez-vous progressé ?Jusqu'au moment où l'on commence à descendre et alors, c'est une pente très rapide, savonneuse. Mes six courses avec Ligier, c'est un vrai bonheur. Après avoir "grenouillé" trois ou quatre saisons dans l'espoir d'un volant pour remonter, j'ai pris conscience que plus jamais je ne serais prêt, intellectuellement, à l'effort nécessaire pour être au premier rang. Ca élimine frustration et regrets. Mon regret, c'est de ne pas avoir su témoigner sur le moment ma reconnaissance à ceux qui m'ont permis de courir. Plus j'avance dans le temps, plus cela prend de la place. Ceux qui montent les pneus, serrent les roues, qui sont là à travailler la nuit pour vous changer des trucs.
C'est dans les moeurs, lors d'un discours, de remercier ceux qui vous aident, au moins pour la forme. Mais aujourd'hui je ressens que sans cette masse de passionnés, je n'aurais pas eu cette carrière. Je suis meilleur, au niveau de ma pensée, que je ne l'étais à vingt ans. Mais peut-être qu'à cet âge, il faut cette rage, cet égoïsme pour être performant. J'en sais rien, il faudra que j'étudie ça durant les dix prochaines années (
rire).
Lors des premiers Dakar, vous disiez combien l'Afrique vous touchait...Mais ça a changé ma vie ! Thierry Sabine et son Paris-Dakar... L'horizon du continent africain et la prise de conscience qu'il y avait d'autres gens que nous sur la planète. Il n'y a pas une journée où je ne pense pas à cet homme. Sabine a été touché avant nous et le hasard, c'est qu'au lieu de devenir général pour l'armée, il est devenu un général parfait pour tous ceux qui avaient envie de partir à l'aventure. Pour des gens comme moi qui venaient de l'univers clinique de la piste, propre, tout préparé, moteur chauffé, etc. Magique. Chacun d'entre nous a pu se révéler à lui-même. L'Afrique. Le plus pauvre d'entre nous, ici, est encore un nabab à côté des gens de là-bas. Vous connaissez Maggy Barankitsé ? Elle a reçu le Nobel des enfants. Pendant la guerre au Burundi, durant un massacre, elle s'est trouvée avec deux enfants dans les bras, orphelins d'une amie. Dix ans après, elle en a cinq mille en charge. Cinq mille, vous entendez ? Tutsis et Hutus mélangés. Ca s'appelle la maison Shalom. Sa générosité, son intelligence... Elle vit la mort au quotidien, le Sida, etc. Et elle rit tout le temps. Qui sommes-nous par rapport à des gens comme ça ? Je suis sollicité pour être au comité d'honneur de tel ou tel truc... Aucun intérêt. L'intérêt est dans le temps que l'on y donne personnellement et dans l'anonymat. Sans que vous ayez à bénéficier d'une satisfaction d'ego. Tâchons d'être généreux, attentifs, d'écouter, de parler, toutes les choses que je n'ai pas faites (rire). C'est une interview à passer dans La Croix, je vais vous faire pleurer !
Vous trouvez aujourd'hui le sport automobile futile. Ne croyez-vous pas que le pilote tient quand même un rôle ? D'exutoire à la violence, par exemple.Ou la part de rêve. Neuf personnes sur dix n'ont pas la vie dont ils rêvent. Tout le monde a ses contraintes. Alors, un certain nombre de personnes en font rêver d'autres. Des gens me le disent pour moi, et c'est très touchant. Moi, Eddy Merckx m'a fait rêver. Ou Barry Sheene. Aujourd'hui, quand je vois Valentino Rossi rouler comme il roule, gagner les courses qu'il gagne... Et il y a des trucs qu'il ne fait pas parce qu'il a des rendez-vous avec des copains ! Il est lui, quoi. ça fait rêver.
Comme disent les Anglais, quelle est votre best drive ? Une Matra F2, une Ferrari F1, une Cortina Lotus de vos débuts, un proto du Mans...J'ai fait de belles courses, mais il y en a une dont je peux dire que je m'y suis sublimé. C'est Le Mans 1977, avec la Porsche 936. Je n'ai sûrement jamais aussi bien conduit de ma vie. Incroyable ! J'ai aussi sublimé les autres ! Les mécanos, les autres pilotes, tout. Et on a transformé une débâcle en victoire. Je faisais des relais doubles, de nuit, dans le brouillard, la pluie. J'étais à la limite absolue du circuit, de l'auto, des conditions... J'ai fait de tels écarts sur l'armada Renault qui était confortablement installée que personne n'y croyait. Je m'arrêtais au stand, Barth était prêt :
"Tu veux changer ?
- Je garde le volant."
Et vous devenez le patron, plus personne n'ose vous dire un mot. Demandez aux ingénieurs Porsche, ils n'ont jamais vécu un truc pareil. Et moi non plus ! On a tourné autour des Renault et ce n'étaient pas des manchots : Pironi, Jaussaud, etc.
Un moment quasiment mystique.C'est la grâce ! C'est pour ça que j'ai arrêté de courir. Pour reposer mon ange gardien (
rire). Quand Senna, avec une certaine candeur, a commencé à parler de ses croyances, de son respect pour le cadeau qu'il recevait tous les jours de conduire bien, de gagner, au début, on l'a regardé avec un sourire en coin, on l'a pris pour un illuminé. Aujourd'hui, ça ne prête plus à rire.
Le Mans, six victoires, c'est quelque chose !J'ai eu de bonnes voitures et de bons équipiers. La réussite c'est ça aussi. Bell, Redman, Mass... Nous roulions bien, nous faisions des malheurs. Je savais que quand Bell me rendait la voiture, elle était intacte, il savait quand je la lui rendais qu'elle ne serait pas "pourrie". Nous nous comprenions en quatre mots : "
A tel endroit, attention". Osmose totale. C'est un type bien, avec une belle pensée. J'ai couru avec des gens intellectuellement élégants. Il faut les privilégier. Ceux qui vous font ch..., il faut les virer, on n'a pas de temps à perdre. Il y a tellement de gens bien que l'on ne connaîtra jamais !