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Nos recettes pour gagner Le Mans

Onze victoires aux 24 Heures du Mans à eux deux. Tom Kristensen et Jacky Ickx nous livrent les recettes de leur succès dans cette épreuve mythique (cette interview s’est déroulée quelques semaines avant la sixième victoire de Tom Kristensen au Mans).

Pour de nombreux pilotes, gagner Le Mans relève d'un pur fantasme. Pour Jacky Ickx et Tom Kristensen, il s'agit presque d'une habitude. En quinze participations à la classique sarthoise, le pilote belge, retiré des circuits depuis 1985, a connu six fois le succès. Un record qui paraissait hors de portée jusqu'à ce qu'un Viking du nom de Tom Kristensen ne pose le pied sur le circuit du Mans en 1997. Une entrée remarquée puisque le Danois s'est imposé dès sa première participation. Depuis, il a accumulé quatre autres titres et "menace" directement le record du pilote belge. L'idée de réunir ces deux experts pour connaître les clefs du succès au Mans était trop tentante.

Loin de se sentir menacé, Jacky Ickx se montre au contraire très enthousiaste à l'égard de son cadet : "Je suis content de rencontrer Tom car j'ai envie de montrer que le monde n'est pas forcément fait que d'égoïsme, Je serais vraiment heureux s'il pouvait égaler, d'abord, puis battre mon record. Il a de grandes chances d'y parvenir dans un avenir proche. Je le lui souhaite vraiment. Tom, tu es jeune et tu as désormais la chance de choisir la voiture que tu veux. Si, par exemple, un jour, une équipe d'usine comme Porsche revient au Mans, il est certain qu'ils te choisiront. Tu as tout pour l'emporter. Et même lorsque tu n'étais pas censé le faire, tu as tout de même gagné !".

Le modeste Tom ne sait plus où se mettre : "II est certain que gagner dès ma première participation est une situation qui a créé quelque chose de spécial autour de ma présence au Mans. Mais, finalement, ce n'est pas grand-chose comparé à la carrière de Jacky qui a gagné aussi bien au Mans qu'en Formule 1 ou encore au Paris-Dakar. Je me sens vraiment petit à côté de lui… en ce moment, tout le monde me questionne à propos de ce record. Pour moi, honnêtement, je suis à la fois gêné et honoré d'être mentionné à côté de Jacky car quand on est enfant, on grandit avec des héros. Et se retrouver quelques années après avec eux, à rivaliser avec leur nombre de victoires, c'est une sensation très particulière. Jacky, tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais ton record me met une sacrée pression !"
- J'en suis désolé. Pardonne-moi ! [rires].
- Non, c'est vrai, Jacky. Tout le monde, en ce moment, ne me parle que du Mans, du Mans et encore du Mans... et de toi ! En quelque sorte, j'œuvre pour ta renommée...
– Merci, Tom. C'est très gentil à toi !

Trêve de politesses. Notre comité d'experts a une mission : nous éclairer sur la meilleure méthode pour aborder les 24 Heures du Mans et sur l'évolution de cette course mythique.
- Je pense qu'il faut savoir être au bon endroit, au bon moment et avec la bonne voiture, lâche Jacky Ickx.
- C'est vrai que c'est une condition nécessaire au succès, confirme Tom. En ce qui me concerne, le team manager de l'équipe Joëst, Ralf Juttner, appréciait ce que je faisais en Formule 3000. Reinhold Joëst, le patron, avait préféré un pilote plus expérimenté mais finalement, le jeudi avant la semaine du Mans, j'ai reçu un coup de téléphone qui me proposait de disputer mes premières 24 Heures avec Michele Alboreto et Stefan Johansson. Et nous avons gagné la course ! Ce jour-là, j'ai eu la chance de dire oui aux bonnes personnes !
Ce choix de l'équipe Joëst ne fut pas anodin :
Avant cette course, explique Tom, j'ai couru quelques saisons au Japon. Cela m'a beaucoup appris. Là-bas, j'ai dû accepter de conduire des voitures très différentes : Formule 3, Formule 3000, voitures de tourisme, protos... Et cela m'a permis de devenir un pilote mature prêt à s'en sortir avec tous les types de voitures et en toutes circonstances, comme sous le déluge de 2001. Cette année-là, d'ailleurs, j'ai beaucoup apprécié les propos de Jacky à l'arrivée. C'est clairement la course la plus difficile que j'ai jamais disputée. Le Mans est déjà une course extrêmement difficile en temps normal, mais Lorsque les conditions se déchaînent... C'était comment à ton époque, Jacky ?

- À mon époque, c'était vraiment une course d'endurance au sens propre, et nous n'étions, la plupart du temps, que deux pilotes. C'était très éprouvant physiquement mais le rythme était plus raisonnable. Aujourd'hui par contre, c'est devenu un véritable sprint au cours duquel les pilotes sont en permanence au maximum des possibilités de la voiture. Je me trompe ?
- Non. Aujourd'hui, si vous n'allez pas à fond, la victoire ne sera pas pour vous. Cela nécessite une grande concentration pour maintenir un rythme élevé. Je pense qu'à l'époque de Jacky, la concentration était moins axée sur le rythme mais plus sur le fait de préserver la voiture, la consommation, les pneus...
- C'est vrai. Il y a toutefois un point commun entre les deux époques : il ne faut jamais commettre de faute. Car, au sein même d'un team, vous pouvez alors facilement passer de la voiture leader à la voiture numéro 2 ou 3. Et dans ce cas, vous devez accepter de vous plier aux stratégies de l'écurie. En fait, même si la course dure longtemps, aucune erreur n'est permise.


A l'époque de Jacky, il n'y avait que deux pilotes par voiture. Avez-vous déjà imaginé, Tom, ne partager le volant qu'avec un seul équipier ?

- Il n'a même pas eu à y penser, intervient Jacky Ickx. Aujourd'hui, les équipes exploitent d'office la possibilité d'aligner trois pilotes. De mon temps, les équipages à deux pilotes relevaient surtout de la tradition. Au tout début, cela paraissait la meilleure soIution car ça limitait les changements de réglages, de sièges... Jusqu'en 1985 à peu près, c'était l'usage. Il est certain qu'aujourd'hui cette option n'est plus adaptée. C'est un sprint. C'est chaud !
- L'an passé par exemple,
explique Tom, j'ai enchaîné quatre relais de suite à bord de la Bentley. Cela faisait 3h55 mn d'affilée dans une voiture fermée et, sincèrement, je n'aurais pas pu conduire plus longtemps. Enfin, pas à ce rythme.

Avec un ou deux équipiers, les pilotes qui s'attaquent au Mans doivent apprendre à partager. Pas toujours évident pour des sportifs qui ont cultivé l'art de l'individualisme en monoplace :

- Dans la vie il faut savoir s'adapter aux circonstances, explique à ce sujet Jacky Ickx. Si vous êtes intelligent, vous savez pertinemment que vous n'avez pas la moindre chance de vous imposer dans une telle course avec un état d'esprit individualiste. L'idéal est de disputer Le Mans avec un ou des équipiers que vous connaissez déjà bien. Vous êtes alors en confiance. Vous connaissez déjà la façon de fonctionner de l'autre, Vous avez à peine besoin de vous parler pour vous comprendre. Vous n'avez même pas besoin de vous justifier quand il y a un hic : vous savez que chacun donne le meilleur de lui-même. Si on parle de recette pour gagner Le Mans, en voici assurément une. Bien sûr, c'était plus facile à mon époque, il ne fallait trouver qu'une personne. Aujourd'hui, il faut en chercher deux, Et je pense, Tom, que cette année tu aurais dû imposer quelqu'un que tu connaissais déjà dans ta voiture !
- Oui. Mais un petit détail : ce n'est pas moi qui apporte le budget ! Et je suis sûr que nous avons un équipage fort avec Rinaldo Capello, avec lequel j'ai déjà gagné l'an passé, et Seiji Ara.


Si l'entente avec les équipiers est si cruciale, les pilotes ont-ils alors leur mot à dire dans le choix de ceux avec lesquels ils vont partager le volant ?

- En ce qui me concerne, dit Jacky, assez rapidement j'ai pu choisir. Néanmoins, il y a quelques critères à prendre en compte comme la taille de l'équipier ! Par exemple, je n'ai jamais partagé le volant avec Hans Stück car je n'aurais pas pu toucher les pédales ! Dans des cas comme celui-ci, vous arrivez à des compromis en termes de position de conduite qui ne sont satisfaisants pour personne et vous perdez beaucoup de temps à changer le siège, le réglage des pédales, etc.
- Moi, je peux émettre des suggestions ou donner mon avis, mais je n'ai pas le pouvoir de décision.
- J'étais donc plus important que toi, alors !
- Oui, Jacky ! Mais je vais travailler sur cette question, c'est promis... Non, sérieusement, il est important d'avoir des partenaires rapides et surtout qui ont l'esprit d'équipe. Il n'est pas nécessaire d'être amis mais, en revanche, il est impératif d'être performants ensemble, Il ne faut pas qu'il y en ait un qui se sente délaissé, Chacun doit sentir la même chose. C'est pour cela, à mes yeux, qu'il est important de partager. Par exemple, au Mans, il y a trois temps forts : les qualifications, le départ et l'arrivée. Pour moi, il est logique que chacun se charge de l'un de ces trois moments. Chacun est alors valorisé. Ca marche plutôt bien.
- Mon opinion est que le moment le moins important est la qualification, reprend Ickx. Tom aime ça parce que ça permet de partir en pole, mais la position de départ n'a pas vraiment d'importance. Ce qui compte, c'est devenir premier.

Pour cela, il faut savoir faire preuve de beaucoup de prudence :

- Pour moi, il s'agit d'un ingrédient indispensable, explique Jacky Ickx. Au Mans, il y a 150 pilotes au départ. Sur ce nombre, vous avez 50 experts et une centaine d'amateurs. Aussi, pour avoir une course sûre, il est nécessaire d'accepter que, même si vous êtes au volant de la voiture la plus rapide en piste, vous n'avez aucune priorité sur les voitures plus lentes. Je ne sais pas si c'est toujours valable aujourd'hui, mais c'était crucial à mon époque. Pour les pilotes amateurs, il est déjà difficile de regarder loin devant en anticipant, alors regarder derrière dans de petits rétroviseurs... Et je sais qu'avec Derek Bell, par exemple, nous partagions cette opinion. Si vous acceptez de perdre une, deux ou trois secondes pour assurer un dépassement, vous vous mettez dans de bonnes conditions pour finir la course.
- Aujourd'hui, la compétition est tellement disputée que cela complique la notion de précaution, reprend Tom Kristensen. En ce qui me concerne, je pars du principe que le pilote devant moi ne m'a peut-être pas vu. Je le double donc en plaçant ma voiture là où il n'est pas censé placer la sienne. Mais parfois, c'est la frayeur quand un pilote adopte une trajectoire étrange.

Pour Tom Kristensen, gagner demande de remplir encore une autre condition :

- Il faut une équipe très calme. Il est impératif de disposer de mécaniciens connaissant parfaitement la voiture. C'est une clé cruciale du succès. Si l'équipe est calme, elle est plus concentrée pour résoudre les problèmes que si elle cède à la panique. Car c'est dans les moments de panique que surviennent les erreurs techniques. Aujourd'hui, Le Mans se gagne en passant le moins de temps possible au stand. Il faut donc aussi minimiser le nombre d'interventions. Si on n'abuse pas des freins, il est possible de faire toute la course sans changer les disques. C'est pour cette raison que, personnellement, je n'utilise pas le freinage du pied gauche aux 24 Heures du Mans, c'est à mon avis une technique qui les sollicite un peu trop. De nos jours, la consommation n'est plus vraiment un problème, Même si c'est toujours mieux de pouvoir faire un tour de plus que le plan prévu.
- À mon époque, c'était un peu différent, enchaîne Jacky Ickx. La façon dont nous gérions la voiture était complètement liée à la physionomie de la course. Cette gestion s'opérait, bien sûr, avec un état d'esprit d'endurance. De toute façon, dans une telle course, il est impératif de s'adapter aux circonstances. Parfois le rythme était très soutenu, d'autres fois, il était très lent. Si nous pouvions éviter d'escalader les vibreurs et de s'arrêter au stand, nous le faisions. Aujourd'hui, je suis vraiment convaincu que c'est devenu un sprint...
- C'est vrai que, compte tenu du niveau très relevé, nous devons aligner les tours rapides. Néanmoins, lorsque nous avons une petite avance nous tâchons de préserver l'auto. Mais c'est clair, j'ai le sentiment de disputer un sprint.

Et pour tenir ce sprint pendant 24 h, les pilotes suivent-ils une préparation spécifique ?

- Tout au long de l'année je m'entraîne physiquement. J'aime beaucoup faire du vélo de route et du vélo tout-terrain. J'en fais à peu près deux heures par jour, même si ce n'est pas absolument tous les jours. Quand je passais la semaine au Mans, j'avais pris l'habitude de courir sur la piste avant qu'une règle ne l'interdise.
- De mon temps, complète Jacky, nous ne savions même pas ce que le mot "entraînement" voulait dire. Nous ne savions même pas ce qu'était le jogging. On buvait, on mangeait... Sérieusement : dans les années 70, il n'y avait aucun entraînement physique. Nous étions si exceptionnels, si jeunes et en si bonne santé que nous n'en avions pas besoin ! [rires] Cela dit, nous conduisions beaucoup tout au long de l'année, cela nous maintenait en forme. En fait, nous étions des amateurs très désinvoltes.

Désinvoltes au point de s'adonner à certains plaisirs lors des moments de pause ?

- Pas de sexe ! Nous ne savions même pas ce que c'était..., s'insurge Jacky Ickx, le sourire aux lèvres avec un air qui se veut innocent.
- De nos jours, cela n'existe plus, surenchérit Tom Kristensen.

L'époque est révolue où des pilotes tels que Moss repéraient des filles dans les gradins pendant les essais, et envoyaient des mécanos pour leur donner rendez-vous. Aujourd'hui, les 24 Heures du Mans sont plutôt synonymes de régime diététique et de gestion du sommeil. Autre époque, autres mœurs.


Si pour le Mans, Tom et Jacky ne connaissent pas de maîtres,
dans les cuisine de l'Hermitage, c'est Joël Garault le chef !

Interview réalisée à l'Hotel Hermitage à Monaco
Publiée dans L'Autor-Journal du 10 juin 2004
Photos : NANCY COSTE


Ecrit par Alain Pernot - Auto-Journal
Publié le 07-08-2004

Vos commentaires

Great Article and Pictures ( Ecrit par Monica Warner le 24-10-2004 )

Great Article and Pictures