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Seigneur de la course








Considéré à juste titre comme le plus grand pilote d'endurance de l'histoire, Jacky Ickx fut aussi un des plus brillants représentants de sa génération en Grand Prix. Entre 1968 et 1972, lorsque son matériel fut à la hauteur de son immense talent, il fut capable de battre les meilleurs à une poque où ceux-ci s'appelaient Stewart, Rindt ou Fittipaldi. Retour sur la carrière au plus haut niveau d'un champion d'exception.

Dans la majorité des cas, le sport automobile décide en toute équité de la carrière d'un pilote. Certes, le facteur mécanique reste un aléa inévitable, mais l'alliance entre le talent et l'ambition offre toujours une opportunité de sortir de l'ombre. Pourtant, hormis un palmarès en F1 comprenant huit victoires en Grand Prix, le parcours de Jacky Ickx au plus haut niveau reflète une certaine injustice : celle de n'avoir jamais été Champion du monde. Tout comme Stirling Moss ou Gilles Villeneuve, le plus grand pilote belge de tous les temps fait partie du cercle restreint des champions sans couronne. Mais l'absence d'un tel honneur ne diminue en rien la contribution de ces hommes d'exception à l'histoire du sport automobile ou n'obscurcit d'aucune façon l'éclat de leurs exploits. Comment le pourrait-elle d'ailleurs, sachant qu'une légende se nourrit avant tout de récits merveilleux contant la prouesse des braves, plutôt que de statistiques distantes et austères ? Les records sont faits pour être battus, dit-on, mais rien ni personne ne peut effacer le souvenir d'un coup d'éclat mémorable ou d'une victoire arrachée avec panache à un adversaire ou aux éléments. Pour Jacky Ickx, la forme a toujours prit l'ascendant sur le fond, quelle que fût sa monture ou la discipline dans laquelle il s'aligna. Pilote superbement éclectique à une époque où une approche multidisciplinaire était la règle plutôt que l'exception, il sema son talent aux quatre coins du globe durant plus d'un quart de siècle, récoltant notamment en Sports-Prototypes une kyrielle de succès qui l'ont élevé au rang de plus grand pilote d'endurance de tous les temps. Un statut mille fois mérité mais qui ne doit pas faire oublier qu'il fut aussi - entre 1968 et 1972 - parmi les meilleurs sprinters en Grands Prix.

Elevé au sein d'une famille résolument tournée vers l'automobile grâce à son père, Jacques Ickx, journaliste de renom, le jeune Jacky ne s'intéressa pourtant à la mécanique que parce qu'elle lui offrait un précieux exutoire à une scolarité fastidieuse et pénible. "L'école était un véritable cauchemar pour moi, et mes parents l'ont rapidement compris, raconte-t-il. C'est pourquoi, dès que j'ai éprouvé une réelle attirance pour ma première passion que fut la moto, et en dépit du danger que cela pouvait représenter, ils m'ont encouragé. Ils savaient que cela servirait de révélateur, que cela serait un moyen de me donner l'envie de sortir du lot." Après de brillants débuts en moto au cours desquels il récolta de nombreux succès en trial, il délaissa progressivement les deux roues pour s'aligner en voitures de Tourisme, grâce notamment à Ford Belgique qui lui offrit le volant d'une Cortina Lotus. C'est lors de sa première épreuve internationale, disputée à Budapest en 1964, que le jeunot de 19 ans suscita l'intérêt d'un homme qui allait l'aider à gravir les marches vers le sommet. "Après m'avoir vu rouler à Budapest, Ken Tyrrell me proposa sur-le-champ un essai en monoplace, se souvient Jacky. Malheureusement, à cause de mon service militaire, je n'ai pas pu y donner suite". Mais ce ne fut que partie remise : après une période de quinze mois sous les drapeaux, Tyrrell réitéra son offre au jeune espoir, qui accepta cette fois. "L'essai s'avéra très concluant même si j'éprouvais des difficultés à rester sur la piste. Avant que la saison ne débute, j'avais même endommagé quelques châssis, mais Ken ne m'en a pas tenu rigueur et a conservé toute sa confiance. Il a été celui qui a incontestablement changé ma vie, car sans son aide, je ne sais pas ce que je serai devenu. Jardinier peut-être…"
Incorporé en 1966 au sein de l'équipe Matra Tyrrell de F2 aux côtés de Jackie Stewart, le néophyte dut composer avec un moteur BRM peu fiable qui ne lui donna que rarement l'occasion de se mettre en évidence. Mais lorsqu'il hérita, lors du Grand Prix d'Allemagne disputé sur le redoutable Nürburgring, de la monoplace de Stewart propulsée par le vigoureux petit bloc Cosworth (à l'époque les F2 étaient admises au départ de l'épreuve allemande), Ickx survola aux essais sa catégorie, devançant même plusieurs pilotes privés de F1!
Premier Champion d'Europe dans l'histoire de la F2 avec Tyrrell l'année suivante, c'est encore lors de la manche allemande du Championnat du monde que le jeune surdoué allait à nouveau faire parler de lui. Troisième chrono absolu à l'issue des qualifications, juste derrière les ténors Clark et Hulme, la petite Matra F2 était néanmoins reléguée pour des raisons de sécurité (et sans doute de prestige) à 50 mètres des F1 le lendemain au départ. "Agile et légère, la Matra était parfaitement adaptée au Ring, se souvient son pilote. Un tracé que je connaissais par ailleurs comme ma poche pour l'avoir bouclé un nombre incalculable de fois au Marathon de la Route, une épreuve de longue haleine pour voitures de Tourisme". Dès le départ, Ickx entama une remontée étourdissante, se retrouvant après quelques virages seulement à hauteur des favoris. "J'ai doublé les F1 les unes après les autres, me retrouvant derrière Jack Brabham qui bouchonnait avec une rare assiduité. Malheureusement, une rotule de bras de suspension s'est cassée et j'ai abandonné." N'empêche, dans l'enfer vert de l'Eiffel, la démonstration avait été éclatante et ne tarderait pas à avoir une influence déterminante sur la carrière du jeune loup. Celui-ci effectua d'ailleurs en fin de saison le grand saut vers la F1 lorsque l'écurie Cooper fit appel à lui pour remplacer, à Monza, Pedro Rodriguez, blessé : pour son premier véritable Grand Prix, Jacky Ickx termina à une excellente 6e place. "S'il me l'avait demandé, j'aurais accompagné Tyrrell en F1 en 1968, mais Matra exigeait que le second de Jackie soit français. Ken a donc choisi Jean-Pierre Beltoise et moi, je suis parti chez Ferrari après que le Commendatore eut échoué dans sa tentative de débaucher Stewart !"

Intronisé au sein de la prestigieuse Scuderia à 23 ans, il monta pour la première fois sur le podium à Spa, devant son public, puis décrocha une 4e place en Hollande. C'est en juillet, sur le circuit de Rouen-les-Essarts que Jacky Ickx remporta sa première victoire (et la première pour un pilote belge) en Championnat du monde. Disputé sous une pluie diluvienne, le Grand Prix de France révéla l'adresse diabolique du pilote belge, qui survola l'épreuve de bout en bout en se jouant des pièges tendus par les éléments. Mais à l'arrivée, la joie du jeune héros fut tempérée par le terrible accident qui avait coûté la vie au Français Jo Schlesser, mort dans les flammes de sa Honda. C'est la gorge nouée qu'il accepta ses premiers lauriers de vainqueur. Par la suite, il termina encore 3e à Silverstone et à Monza, abordant la fin de saison avec seulement trois points de retard sur le leader au championnat, Graham Hill. Malheureusement, sa saison s'acheva plus tôt que prévu lorsque, au cours des essais du Grand Prix du Canada disputé à Sainte-Jovite, Jacky Ickx pulvérisa sa Ferrari après le blocage de son accélérateur. "Nous avions changé le profil des conduits d'admission, explique-t-il, avec pour conséquence un blocage chronique de la guillotine ! Par trois fois, je me suis payé des frayeurs monumentales, et par trois fois, je me suis arrêté au stand pour le signaler, sans succès. Heureusement, à l'endroit où je suis sorti, on avait érigé peu auparavant une clôture qui m'empêcha finalement de me fracasser contre les arbres. Je m'en suis sorti avec une fracture à la jambe seulement. Un petit tribut à payer à cette époque pour un accident de ce genre."

Parallèlement à sa campagne en Grand Prix, Jacky Ickx menait aussi avec brio une carrière en Sports-Protos. Il s'était ainsi retrouvé en 1968 dans la position délicate d'un pilote ayant prêté allégeance à Ferrari et Shell pour la F1, et à Ford et Gulf pour les courses d'endurance. Une situation contractuellement complexe qui, associée à l'ambiance confuse régnant au sein de la Scuderia, l'encouragea à quitter cette dernière et à entrer chez Brabham pour l'année 1969. Poursuivant son apprentissage au plus haut niveau, Jacky n'en remporta pas moins deux nouvelles victoires : au Nürburgring, sur son circuit fétiche et à Mosport. A chaque fois, il dama le pion à son grand rival Jackie Stewart au terme d'une lutte épique, et même musclée, comme ce fut le cas au Canada. "Il me restait malgré tout encore pas mal de choses à apprendre, explique l'actuel directeur de course du Grand Prix de Monaco, mais progressivement, j'accumulais de l'expérience." Soumis à une politique d'équipe qui favorisait clairement le patron-pilote, Jacky se retrouva seul aux commandes lorsque Brabham se brisa la cheville : "Toute l'écurie axa dès lors ses efforts sur ma personne et ce fut le véritable déclic. Afin qu'un pilote puisse donner la pleine mesure de son talent, il doit être entouré par des gens qui l'apprécient et qui lui font confiance."

Bien qu'il eût terminé la saison à la deuxième place du Championnat du monde derrière Stewart, Jacky Ickx décida de quitter l'écurie de Sir Jack et de rentrer au bercail à Maranello. Le soutien apporté à la Scuderia par Fiat et son patriarche, Gianni Agnelli, et la perspective de disposer du puissant nouveau moteur 12 cylindres à plat semblaient en effet présager d'un avenir heureux. "Je crois avoir été un des rares pilotes à être retourné chez Ferrari, explique-t-il. Je pense qu'Enzo Ferrari m'appréciait et ce sentiment était réciproque. A cette époque, il a essayé de faire du mieux qu'il pouvait avec son équipe. Sans doute n'était-ce pas parfait, mais ce fut tout de même une période fantastique." Pour le pilote numéro un de la Scuderia, la saison 1970 s'ouvrit sur un abandon à Kyalami, mais à Jarama, lors du Grand Prix d'Espagne, il se retrouva prisonnier (au 2e tour) d'un terrible brasier après que sa monoplace fut heurtée de plein fouet par la BRM de Jackie Oliver. Dans sa coque déformée, il tenta d'actionner la boucle du harnais de sécurité qui finit par céder après quinze interminables secondes. A moitié asphyxié, Jacky s'extirpa enfin du foyer et traversa la piste à l'aveuglette, la visière fondue de son casque empêchant toute visibilité. Il se roula ensuite sur le sol pour éteindre sa combinaison enflammée et s'en tira finalement avec des brûlures au 2e et 3e degré. Guère émoustillé par cet épisode pénible où il échappa de peu à la mort, il reprit le chemin des circuits trois semaines plus tard seulement ! Malheureusement, la rapide Ferrari 312B s'avéra très fragile et son pilote fut contraint d'attendre le Grand Prix de Hollande, cinquième épreuve du championnat, pour marquer ses premiers points. En tête à Clermont-Ferrand et à Brands Hatch, il ne rallia cependant pas l'arrivée, mais à Zeltweg, lui et son équipier Clay Regazzoni signèrent un splendide doublé. Alors que la fin de saison promettait une lutte sublime entre le pilote belge et le leader au championnat Jochen Rindt, ce dernier se tua à Monza au volant de sa Lotus. Vainqueur au Canada, Jacky Ickx était à ce moment le dernier à pouvoir encore atteindre un total de points supérieur à celui de l'infortuné Autrichien et le battre ainsi dans la course au titre mondial. Mais un abandon à Watkins Glen octroya la couronne à Rindt à titre posthume, ce qui ne laissa aucun regret à son dauphin, bien au contraire. Dans une lettre adressée plus tard à Nina Rindt, la veuve du grand champion tombé au champ d'honneur, Jacky expliqua qu'il n'eût pas été juste qu'il devance un adversaire qui ne pouvait défendre ses chances jusqu'au bout. "Jochen méritait mille fois ce titre, confirme-t-il, car il avait incontestablement été le meilleur pilote cette année-là."

Les moissons liées aux saisons 1971 et 1972 ne furent guère riches, gâchées par le caractère excessivement pointu de la Ferrari B2 ou par de multiples pannes qui ruinèrent les chances de son pilote alors qu'il dominait souvent ses adversaires. Une victoire à Zandvoort sous la pluie en 1971 et un nouveau triomphe au Ring sur son circuit fétiche en 1972 allaient être ses ultimes succès en Grand Prix. "A cette époque chez Ferrari, avec une motivation au zénith et du matériel de qualité, j'étais vraiment au sommet de mon art. Seule une fiabilité précaire empêcha de bâtir un véritable palmarès."

Pour 1973, la Scuderia décida de mettre en chantier son premier châssis monocoque : conçue par Sandro Colombo et fabriquée par le Britannique John Thompson en Angleterre, la Ferrari B3 allait cependant déboucher sur un échec retentissant et le divorce au beau milieu de la saison entre Ickx et son employeur. "Nous étions totalement hors du coup avec une voiture désastreuse. A Silverstone, nous étions presque derniers, ce qui était tout à fait inacceptable et l'écurie décida de faire l'impasse sur plusieurs épreuves." Sa confiance érodée par les mauvais résultats successifs et refusant le rôle de bouc émissaire que certains du côté de Maranello souhaitaient lui faire endosser à la suite des piètres résultats de l'encombrante B3, Jacky se devait de réagir. Il demanda donc à Teddy Mayer, le directeur de l'écurie McLaren, s'il pouvait disposer d'une troisième McLaren M23 pour le Grand Prix d'Allemagne. Connaissant sa supériorité sur le Ring, ce dernier accepta tout naturellement : "Je découvrais l'auto sur un tracé qui n'était pas des plus faciles, mais je n'en ai pas moins réalisé le deuxième chrono le premier jour des essais, avant de terminer 3e de la course. Il était essentiel que je rétablisse ma confiance et que je prouve ma valeur aux yeux d'Enzo Ferrari." Ce dernier rappela ainsi le pilote belge pour le retour de Ferrari à Monza, mais aucune amélioration ne fut enregistrée : le point de non-retour ayant été atteint, les deux parties se séparèrent, définitivement cette fois. "Malgré les crises, il n'y a jamais eu de véritable scission entre nous, explique celui qui voue une immense estime au légendaire Commendatore. Cet homme m'a surtout permis de vivre une tranche de vie extraordinaire. Même après cette épouvantable saison 1973, je suis souvent retourné à Maranello. S'il était là, et même sans rendez-vous, il m'accordait toujours un peu de son temps, avec beaucoup de gentillesse et même d'affection. D'une perpétuelle vitalité, c'était un homme à part, véritablement au-dessus du lot." Ickx termina la saison à Watkins Glen au volant de l'Iso-Marlboro de Frank Williams, une monoplace peu compétitive qu'il parvint cependant à hisser au 7e rang. Fait unique dans les annales de la F1, il a été le seul pilote à avoir conduit pour Ferrari, McLaren et Williams au cours de la même saison ! Autres temps, autre mœurs…

Grâce à sa performance au Ring cette année-là, il fut pressenti un moment pour rejoindre McLaren en 1974 avec l'aide de Marlboro. Hélas, l'équipe de Teddy Mayer lui préféra le Brésilien Emerson Fittipaldi et les dollars du pétrolier Texaco. Il lorgna ensuite du côté de l'équipe de son ancien mentor Ken Tyrrell, mais les places laissées vacantes par le retraité Jackie Stewart et le malheureux François Cevert (mort aux essais du Grand Prix des USA) furent comblées par Jody Scheckter et Patrick Depailler. C'est alors que Colin Chapman lui offrit un volant chez Lotus aux côtés du brillant Ronnie Peterson. Vainqueur la saison précédente du titre des constructeurs, l'écurie britannique se préparait à aligner sa radicale Lotus 76 destinée à succéder à la victorieuse 72. En attendant l'arrivée de la nouvelle arme de Chapman, Jacky remporta avec une maestria exceptionnelle la Course des Champions, épreuve hors championnat disputée à Brands Hatch dans des conditions dantesques. Par la suite, il comprit rapidement que la Lotus 76 ne serait guère à la hauteur des espoirs placés en elle. Contraint de se rabattre sur l'antique 72, l'écurie perdit progressivement pied par rapport à ses rivales et il fallut un Peterson bien téméraire - pour ne pas dire héroïque - pour arracher trois succès. Alors qu'il n'avait eu aucune peine à se montrer plus rapide que ce dernier lorsqu'ils étaient équipiers chez Ferrari en Sports-Protos, Jacky Ickx était désormais relégué dans l'ombre du Suédois volant. "Ronnie était le pilote numéro un au sien de l'équipe, un statut que lui conférait son talent. De mon côté, j'ai dû m'adapter à la 72 dont je ne parvenais pas à extraire le dernier carat." L'alliance qui promettait monts et merveilles à ses débuts se détériora à mesure que se succédaient les abandons et les déceptions. Avec un matériel dépassé et vétuste, la situation s'aggrava davantage en 1975, le Belge étant notamment victime plus souvent qu'à son tour de la fragilité des arbres de roues avant de sa monoplace, leur bris ayant entraîné des incidents sérieux à trois reprises. Echaudé, sa motivation en prit naturellement un coup : "Il était impossible dans ces conditions de piloter à la limite, explique-t-il, et en juillet 1975, j'ai rompu mon contrat. N'empêche, pendant ces deux saisons, Chapman m'a beaucoup impressionné car il avait la faculté de s'extraire des situations les plus critiques. On achevait les essais le samedi au creux de la vague et il passait ensuite la nuit à tout démonter, à modifier la quasi-totalité des réglages. Le dimanche, les voitures étaient compétitives. Enfin, presque…"

Tombant de Charybde en Scylla, Jacky Ickx débuta la saison 1976 avec une Wolf Williams dessinée par le l'ingénieur britannique Harvey Postlethwaite qui allait officier plus tard chez Ferrari. "Cette auto était un raté magistral, se souvient le sextuple vainqueur du Mans. Aux essais du Grand Prix de Belgique à Zolder, elle est partie en toupie sans que je commette la moindre erreur ! J'ai préféré ne pas insister." Si le talent du grand champion belge restait intact, comme le prouvaient ses succès à cette époque dans les courses d'endurance, sa volonté de faire rebondir sa carrière en F1, elle, s'estompait. L'ère de la suprématie du talent à l'état pur s'effaçait peu à peu au profit d'une nouvelle génération de pilotes de Grand Prix, armés d'une approche unilatérale et d'une valise de billets verts, et capables de manier un volant aussi bien que de satisfaire aux caprices des puissants sponsors. La F1 entamait sa grande transmutation, la passation de pouvoir entre le sport et le spectacle opérant une sélection naturelle qui éliminait sans pitié ceux qui refusaient de se plier aux nouvelles règles du jeu. "Dans ce genre de situation, on a tendance à se raccrocher à ses convictions, on croit que, par miracle, on va se rétablir. Alors on accepte de piloter des voitures moins bonnes et on est fatalement plus exposé. C'est ce qui m'est finalement arrivé chez Ensign." Durant trois saisons, Jacky Ickx tenta courageusement de se soustraire du deuxième peloton, avec des fortunes diverses. A Zandvoort en 1976, il amène sa modeste Ensign dans les points avant de renoncer près du but sur ennuis électriques. Mais à Watkins Glen, il frappe le rail de plein fouet au 14e tour : sous la violence du choc, le châssis est coupé en deux tandis que son pilote parvient à s'extraire seul de l'épave disloquée, les pieds considérablement meurtris. "J'ai eu beaucoup de chance de pouvoir conserver mes pieds après cet accident, se souvient Jacky, car j'ai souffert de multiples fractures et de brûlures." Entre 1977 et 1978, il disputa encore cinq courses pour le compte de l'écurie de Mo Nunn, mais renonça finalement à l'aventure, lassé de se battre pour une place anonyme en milieu de grille.

Sa lassitude à redorer son blason en F1 ne diminua toutefois en rien sa passion pour la course, comme en témoigne sa brillante réussite dans les épreuves d'endurance alors que le rideau tombait progressivement sur sa carrière en Grand Prix. S'il fut souvent réfractaire à une certaine routine laborieuse associée à la monoplace (notamment en ce qui concerne les séances d'essais privés, pourtant rares à l'époque), Jacky se délectait par contre de l'effort physique inhérent aux épreuves de longue haleine qui l'obligeait à puiser dans ses ultimes ressources. Athlète complet, il entretenait sa forme physique pour le simple plaisir d'en solliciter les limites, au gré d'une randonnée à vélo en montagne ou d'un jogging en forêt. Sa réputation de coureur, ou plutôt de sprinter de fond, fut forgée dès le début de sa carrière internationale en 1967 lorsqu'il fut recruté par le légendaire John Wyer pour piloter les fabuleuses Ford GT40 du manager britannique. Vainqueur inattendu et héroïque au Mans en 1969, il poursuivit par la suite sa moisson avec Ferrari, remportant notamment en 1972 six manches du Championnat du monde, la plupart aux côtés de Mario Andretti, autre brillant champion de l'éclectisme. En 1976 débuta la grande aventure avec Porsche, le binôme Ickx-Mass trustant les victoires dans le Championnat du monde des marques au volant de leur prodigieuse 935. Le pilote belge remporta également, pour la 3e fois, les 24 Heures du Mans avec une barquette 936 partagée avec le Hollandais Gijs Van Lennep, puis récidiva l'année suivante au terme d'un mémorable exploit personnel. Monté à bord de la voiture de Barth-Haywood après l'abandon de son propre bolide, et handicapé par un retard de plusieurs tours sur la Renault de tête, il entama au cours de la nuit, sous la pluie, une remontée extraordinaire. Soumise à une pression incessante, la Renault de Jabouille et Bell capitula, laissant la voie libre (malgré un moteur moribond ne tournant plus que sur cinq cylindres) à la Porsche victorieuse et à la naissance d'une des plus belles légendes du Mans. "Je n'ai sûrement jamais aussi bien conduit de ma vie, raconte-t-il. Ce fut un état de grâce divin ! Une expérience absolument incroyable que je n'ai plus jamais vécue par la suite."

Durant l'hiver 1979, Jacky Ickx reçut une offre pour disputer la prestigieuse série Can-Am aux Etats-Unis, de quoi satisfaire une dernière fois son éternel esprit d'aventurier en allant à la rencontre de voitures, de circuits et d'adversaires qu'il ne connaissait pas. Le parfait prélude, en somme, à la retraite bien méritée à laquelle il songeait à ce moment. Les circonstances allaient cependant en décider autrement : "Au début de l'année, mon programme chez Porsche était réduit au strict minimum. Je n'avais pas non plus de volant en Grand Prix. Bref, j'avais du temps. Aussi ai-je accepté l'invitation de Carl Haas de piloter sa Lola en Can-Am, considérant cet exil momentané, non pas comme un tournant dans ma carrière, mais plutôt comme une manière de la terminer dans un contexte qui m'était inconnu. Je ne voulais pas conclure dans la routine." Le souhait de notre homme allait effectivement être exaucé, mais pas de la façon attendue. Car en juin, Guy Ligier fit appel à Jacky pour pallier le remplacement de Patrick Depailler, blessé dans un accident de deltaplane. L'ironie du sort lui offrait enfin ce volant compétitif en F1 qu'il avait vainement tenté de décrocher depuis 1974 en bradant son talent dans le baquet de machines de seconde zone. Pourtant, Jacky aura toutes les peines du monde à dompter la Ligier JS11 victorieuse en début de saison avec Jacques Laffite et Patrick Depailler. L'ère de l'effet de sol battait son plein en F1 et pour un pilote n'ayant eu aucune expérience préalable des contraintes - techniques et physiques - liées à cette nouvelle exploitation aérodynamique, l'adaptation s'avéra difficile. Une situation exacerbée par la baisse de forme de l'équipe Ligier au moment de l'arrivée du pilote belge et une tendance interne à privilégier la préparation de la monture de Laffite afin que ce dernier conserve une vaine chance de remporter le titre. De plus, l'alternance du programme Can-Am avec les Grands Prix entraînait d'incessantes traversées de l'Atlantique et d'éprouvants décalages horaires. "C'est supportable durant quelques mois, reconnaît Jacky, mais pas davantage. J'y suis arrivé, péniblement avec Ligier, brillamment chez Haas." Le 7 octobre 1979, à Watkins Glen, Jacky Ickx tira sa révérence, douze années après ses débuts à Monza au volant de la Cooper Maserati. Agé seulement de 34 ans - plus jeune que Michael Schumacher aujourd'hui - il clôtura définitivement le chapitre de la monoplace après une ultime expérience qui éclaircit sa conscience. "Ce fut le révélateur dont j'avais besoin, avoue-t-il. J'ai compris que je n'avais plus ma place en Grand Prix. Que je n'étais plus suffisamment motivé pour aller chercher les 3 ou 4/10e de seconde me séparant de mon équipier. J'avais fait mon temps, il me fallait tourner la page." Ce qu'il s'empressa de faire aussitôt, guidé par son sens fataliste de l'existence et le désir d'aller toujours de l'avant. Aux déceptions de la F1 se substituèrent les formidables joies de la période Rothmans chez Porsche, couronnée par une pléthore de succès et un double titre de Champion du monde d'Endurance (1982/1983) en compagnie de ses vieux complices Derek Bell et Jochen Mass. Se lançant quasi à la rigolade sur les pistes du Paris-Dakar en 1981 en compagnie de son ami Claude Brasseur, il y fit pourtant connaissance avec une discipline et un continent d'une richesse extraordinaire. Transcendé par son expérience de l'Afrique, où la notion de précarité de la vie prend son sens le plus extrême, Jacky y découvrit une terre d'exil, berceau parfait des valeurs fondamentales.

Certes, il y eut tout au long de son parcours des occasions manquées et des moments d'infortune - ces alliés incontournables de la glorieuse incertitude du sport - sans lesquels bien des choses eussent sans doute été différentes, mais pour un homme qui rechigne à se retourner vers le passé, trop occupé qu'il est à vivre le moment présent, les regrets et le ressentiment ne sont que d'inutiles doléances. "C'est vrai que j'ai loupé ce fameux titre mondial en Formule 1,lance-t-il, Et alors, de quoi me plaindrais-je ? C'est la vie. J'ai toujours réagi ainsi, c'est ma philosophie. Il faut bien comprendre que je n'ai pas la moindre amertume quant à mes échecs, pas la moindre tristesse quant aux objectifs que je n'ai pas atteints. J'estime avoir vécu infiniment plus de moments privilégiés, infiniment plus de joies, que je n'en espérais. Mais par-dessus tout, je suis là pour en parler. Je repense à ceux que j'ai côtoyés, aux amis que j'ai perdus durant cette période, certains incontestablement meilleurs que moi, et qui n'ont pas eu la même chance." Une joie de vivre qui n'a d'égale que la gratitude qu'il ressent aujourd'hui à l'égard de tous ceux qui ont oeuvré à travers le temps pour sa cause : "Je regrette de ne pas avoir su témoigner, sur le moment, ma reconnaissance envers tous ces individus qui m'ont permis de courir. Les succès, le palmarès et la carrière sportive ne se bâtissent pas en solitaire. Que ce soit du haut des gradins ou dans les paddocks, j'ai eu la grande chance d'être bien soutenu et bien entouré."

Dans son discours, Jacky Ickx invoque souvent la providence qui veilla sur sa destinée de pilote, même si celle-ci connut son lot de malheurs et de malchance. A dire vrai, la chance n'eut que rarement le premier rôle. A l'époque où il exerçait son talent en F1 face à des adversaires d'exception tels Stewart, Rindt ou Fittipaldi, il se montra régulièrement leur égal et domina même chacun d'entre eux lorsque son matériel était à la hauteur. La chance n'intervint d'aucune façon pour lui permettre de naviguer en tête avec une adresse impressionnante les jours de pluie, pas plus que quand il filait en solitaire sur ces immenses juges de paix qu'étaient les anciens tracés de Spa et du Nürburgring. Non, bien plus que le sort, ce sont avant tout l'épanouissement d'un talent naturel et des qualités de styliste qui lui ont permis d'occuper le haut du pavé. Et de distiller ensuite ce précieux talent au gré de sa volonté pour forcer un exploit ou une victoire, et au-delà, écrire la légende.

Article publié dans F1i magazine d'août 2004.
Photos Thierry Borremans and Archives Galeron

Ecrit par Phillip van Osten F1 Magazine
Publié le 11-10-2004

Vos commentaires

Un seigneur ( Ecrit par Bruno vagnotti le 09-11-2004 )

Oui, un Seigneur, avec un grand "S" non seulement dans le coockpit de ses monoplaces ou Sport, mais aussi dans les stands et en dehors de ceux ci. J'ai suivi toute sa carrière, et même après avoir quitter Ferrari, il est resté parmis mes favoris, même quand il s'attaquait à une voiture frappée du Cheval Cabré.
J'ai eu la chance de l'approcher à l'arrivée du GP de Monaco 1971 (à l'époque c'était possible) et j'en garde un souvenir impérissable.
Aujourd'hui je lui dit merci pour tout ce qu'il m'a apporté à moi et au Sport Automobile.
Merci Jacky.
. . . Bruno

D'accod ( Ecrit par barre le 20-03-2005 )

Article tres interesant qui raconte bien la vie de Jacky Ickx,et deux points important de sa carriere:
- pilote a la fois polyvanent (protos, F1...)
- et pas toujours de bon choix dans les ecuries en F1

Cordialement

Assumer la polyvalence..... ( Ecrit par Laurent le 05-08-2007 )

Ces 40 dernières années les pilotes qui ont été Champions du Monde de F1 avaient fait porter tous leurs efforts sur la F1 pendant au moins quelques saisons.
Même Mario Andretti qui est l'un des seuls à pouvoir rivaliser avec Jacky Ickwx en terme d'écclectisme avait fait le choix en 1976 de se concentrer sur la F1 pour tirer de l'ornière Lotus et empocher le Championnant du Monde 1978.
Nul doute que Jacky Ickx en était capable, mais il n'aimait peut-être pas assez la F1 pour ne vivre que par elle pendant quelques saisons.

Certaines idées reçues ont la peau dure ( Ecrit par Laurent le 05-08-2007 )

Et l'article de Phillip est d'autant plus interessant que j'ai dû ( et bien d'autres supporters de Jacky Ickx aussi sans doute...) contredire souvent des interlocuteurs qui affirmaient de façon péremptoire que Jacky Ickx était un grand pilote d'endurance, mais pas de F1.
On conduit beaucoup plus avec sa tête en endurance qu'en F1 me disait-on, la F1 c'est très dangereux et Jacky Ickx n' est pas assez fou pour risquer de se tuer...

Une poursuite infernale comme celle de 1970 dans le Stadium d'hockenheim avec Jochen Rindt, montre bien que quand il le fallait Jacky Ickx, protégé par une adresse hors du commun, ne craignait rien ni personne.

Même chose lors de l'édition du Mans 1977 où nous avons vu simultanément pendant la nuit le meilleur pilote d'endurance et de vitesse de tous les temps.

Merci Phillip d'avoir rétabli cetaines vérités .....historickx