Le Mans, 14 juin 1969.
Le départ du 37ème Grand Prix d'Endurance des 24 Heures du Mans est exceptionnellement avancé à 14h pour cause d'élections présidentielles. Face à leurs voitures, les pilotes maudissent cette procédure de départ, vestige d'une autre époque. Effectivement, la raison de la création, en 1925, du départ en épi type "le Mans" parait aujourd'hui bien peu probante. Les voitures des années vingt étaient équipées de capotes que le règlement obligeait à installer lors du départ, et ce pour une durée minimale de vingt tours. Cet article du règlement avait pour but de s'assurer du bon fonctionnement général de l'auto ainsi que de sa qualité de fabrication, car pour nombre de concurrents, participer aux 24 Heures du Mans était un véritable laboratoire d'essai. Le départ type "Le Mans" fut instauré dans le but d'éloigner les pilotes des voitures, empêchant toute manipulation frauduleuse en vue de gagner quelques précieuses secondes.
Dans quelques instants, 45 pilotes traverseront la piste en courant et s’installeront à bord de leurs bolides. Celui qui acceptera de ne pas boucler son harnais prendra un avantage significatif, tout en jouant avec sa vie. C’est ainsi que s’est brutalement arrêtée la trajectoire de Willy Mairesse lors de l’édition précédente. Après avoir traversé la piste, Mairesse s’était faufilé dans l’habitacle et avait démarré sa Ford GT40 sans avoir pris le temps d’attacher son harnais de sécurité, ni de vérifier que sa portière était parfaitement fermée. Et dans le premier tour de la course, au bout de la ligne droite des Hunaudières, il talonnait les quatre Porsche 908 de tête quand un souffle d’air s’était engouffré par la porte mal fermée. La portière s’était arrachée et, déséquilibrée, la GT40 avait effectué une embardée hallucinante. Victime d’un très grave traumatisme crânien, le talentueux pilote belge ne se remettra jamais de cet accident et finira par mettre fin à ses jours en septembre 1969.
Rien ne sert de courir…
Un jeune homme de 24 ans va protester de manière spectaculaire contre ce trop fameux départ en épi type "Le Mans". Lorsque Bernard Consten, Président de la F.F.S.A., abaisse son drapeau, tous les pilotes sprintent vers leurs voitures. Tous sauf un. Pour bien marquer son opposition à ce style de départ condamnant les pilotes à partir sans s'attacher, Jacky Ickx traverse la piste en marchant, fait mine de chercher ses clefs, ouvre sa portière, s'installe calmement au volant et boucle son harnais avant d'enfin démarrer sa Ford GT40. A cet instant, les premiers sont déjà du côté du Tertre Rouge, et Jacky Ickx s'élance naturellement bon dernier. Et pourtant…
Quelques minutes seulement après le départ, les événements vont malheureusement donner raison au jeune contestataire. Le britannique John Woolfe, industriel du textile fortuné et gentleman driver, était devenu le premier pilote privé à se porter acquéreur d'une Porsche 917. Equipé d'un flat 12 de 5L développant 550ch, le nouveau prototype Porsche demande une solide expérience pour être maîtrisé. Une vraie bête sauvage, particulièrement instable à haute vitesse. D'ailleurs, les pilotes officiels ne se bousculent pas pour en prendre le volant. Aux essais officiels, Digby Martland, le coéquipier de Woolfe, avait jugé la voiture bien trop rapide pour ses capacités et avait sagement décidé de renoncer à la piloter en course. L'usine Porsche avait alors proposé de le remplacer par son essayeur maison Herbert Linge, et avait insisté pour que ce soit ce dernier qui prenne le départ de l'épreuve. Mais John Woolfe avait décidé de s'en charger lui-même, et dans le premier tour, alors qu'il aborde Maison Blanche, la 917 se dérobe brutalement. Passer Maison Blanche à pleine vitesse exige la virtuosité d'un pilote professionnel, et le pilote britannique ne parvient pas à contrôler sa voiture qui, avec deux roues dans l'herbe, part aussitôt en tête à queue avant de se désintégrer contre les fascines. Woolfe est éjecté et tué sur le coup.
En 1969, Jacky Ickx n'en est encore qu'au début de sa fantastique carrière. Si son palmarès en Formule 1 ne compte qu'un seul succès au dernier Grand Prix de France 1968, la Ford GT40 lui a permit de remporter plusieurs victoires internationales en endurance, dont notamment les 1000 Kilomètres de Spa, les 6 Heures de Watkins-Glen ou encore les 12 Heures de Sebring en début de saison. Et il a déjà une vision très précise de l'art de la victoire dans une épreuve d'endurance. Dans ce type de compétition, le concurrent sérieux estime le train que la voiture est capable de soutenir pendant 24 heures et fixe un plan de marche en conséquence. Le travail du pilote consiste alors à le respecter. Si le team manager est trop optimiste, la mécanique peut céder ; s'il est pessimiste, la voiture peut accuser très vite un retard insurmontable. L'art de la victoire aux 24 Heures du Mans consiste donc à avoir parié juste. Le champion belge n'a jamais considéré avoir couru ce week-end de juin 1969 une de ses plus grandes courses. Pour Jacky, une course d'endurance n'est pas une vraie course, le circuit du Mans est tout sauf un circuit de pilotes, et une bataille entre un pilote de grand prix et un vétéran comme Hans Herrmann ne peut être considérée comme équitable. La grande humilité de ses propos ne masque pas le fait que Jacky Ickx a marqué incontestablement cette édition des 24 Heures du Mans de son empreinte. Son attitude frondeuse du départ ne restera d'ailleurs pas sans suite…
"Les Porsche disparaîtront entre la vingtième et la vingt et unième heure !"
A mi-course, la GT40 de l'équipe Gulf-Wyer qu'il partage avec Jackie Oliver est battue. La Porsche 917 de Elford-Attwood les devancent de 8 tours, alors que 2 autres Porsche 908 LH occupent les deuxième et troisième places. Déjà aux essais, en signant un tour stupéfiant à près de 239 km/h de moyenne, Stommelen et sa Porsche 917 avaient relégué Ickx à près de 15 secondes. La vieillissante Ford GT40 est manifestement bien loin du niveau de performance présenté par l'armada Porsche. Pourtant, non seulement Jacky refuse de croire à la défaite, mais il remonte le moral de toute l'équipe en annonçant sa folle vision de la course : les Porsche disparaîtront entre la vingtième et la vingt et unième heure ! John Wyer louera longtemps son état d'esprit et son don pour forger le moral de l'équipe, mais le plus incroyable, c'est que la vision de Jacky se réalise : la vingtième heure n'a pas sonné depuis cinq minutes que la 917 de tête connaît des problèmes d'embrayage et abandonne, alors que quelques minutes plus tard, c'en est finit de la 908 de Kauhsen. L'autre 908 étant sortie de la route pendant la nuit, Ickx et Oliver se retrouvent propulsés en tête de la course à 3 heures de l'arrivée. Mais juste derrière eux, la 908 de Larrousse-Herrmann n'a plus qu'un tour de retard. Passé le moment de déception, l'usine Porsche décide de lancer une dernière offensive, et la remontée de la 908 se fait au rythme d'un tiers de tour par heure.
S'engage alors une formidable partie d'échecs entre les différents protagonistes. Il reste trois heures à la GT40 pour défendre son tour d'avance, mais la partie s'annonce délicate, sachant que la 908 qui a ravitaillé une fois de plus n'a plus que deux ravitaillements à effectuer, vers 11h10 et vers 12h40, tandis qu'il en reste trois au programme de la GT40 : 10h40, 12h15 et un dernier, inévitable, dans les vingt dernières minutes. Mais Jacky refuse de capituler et convainc David Yorke, son team manager, de lui laisser le volant jusqu'à la fin de l'épreuve. Yorke accède immédiatement à la demande de son pilote, et décide de calquer la stratégie de ravitaillement de l'équipe Ford sur celle de son adversaire pour le garder constamment sous pression. Il anticipe le ravitaillement de la GT40 et en profite pour faire procéder à un changement de plaquettes de frein, afin d'offrir à son pilote un outil parfait avant la grande bataille des derniers tours. Malheureusement, l'avant dernier ravitaillement mettra au jour une fuite d'échappement qui devra être soigneusement colmatée. Quand la GT40 ressort de son stand, elle n'a plus que dix petites secondes d'avance sur sa rivale.
Bien qu'elle soit moins véloce qu'en début de course, la 908 reste plus rapide que la GT40. Jacky Ickx doit obligatoirement compenser par son pilotage et par le jeu de l'aspiration les 250 mètres que la Porsche lui colle irrémédiablement au bout de la ligne droite des Hunaudières. En revanche, quand il parvient à sortir en tête à Mulsanne, il contient son adversaire dans la partie sinueuse du circuit ... avant que celui-ci ne le déborde à nouveau au milieu de la ligne droite. Le suspense est à son comble.
Pendant la dernière heure de course, Ickx et Herrmann échangeront leurs positions pas moins de huit fois et ne seront jamais séparés de plus de 2"5. La moyenne au tour s'envole. De 206,75 km/h à la vingt et unième heure, la moyenne au tour grimpera à 208,25 km/h à l'arrivée, ce qui revient à dire que les trois dernières heures ont été effectuées à près de 219 km/h de moyenne. Il n'est plus possible de forcer la victoire, ni même d'engager le combat. Seule une stratégie habile et rusée peut encore permettre à la Ford de l'emporter.
S'engage alors une formidable partie d'échecs entre le vétéran Hans Herrmann et le jeune Jacky Ickx
Aussi longtemps que Larrousse était aux commandes de la Porsche, le seul objectif de Jacky était de rester au contact. En revanche, depuis que Herrmann a relayé son équipier vers 12h40, il est devenu vital d'observer l'adversaire et d'étudier parfaitement ses trajectoires tout au long des 13,469 km du circuit sarthois. S'il parvient à prendre la tête au freinage de la courbe des Hunaudières, Jacky sait qu'il peut contenir son adversaire jusqu'à l'arrivée. Et ses nouvelles plaquettes de frein doivent lui permettre de prendre cet avantage. Encore faut-il savoir ce qu'il fera si Herrmann parvenait à rester en tête au moment décisif. Dans ce cas, il devra impérativement prendre la courbe de Maison-Blanche plus vite que lui et le passer au freinage de la chicane Ford. Mais pour passer Maison Blanche à la vitesse requise, le sprint doit être lancé à Arnage. De la vitesse de sortie d'Arnage dépendra la réussite de la manœuvre 2 kilomètres plus loin ! A ce moment, Jacky sait que, mis à part un problème technique, il a course gagnée. Mais rester dans l'aspiration de la Porsche tout au long des derniers tours est loin d'être une formalité. Détail amusant, peut-être sous l'effet de l'émotion liée à l'intensité de la lutte, l'équipe de signalisation de Mulsanne a complètement cessé de panneauter son pilote. C'est donc depuis les panneaux Porsche tendus à Herrmann que Jacky saura quand porter son attaque !
Pour Jacky Ickx, rouler à ce rythme pendant plus d'une heure, portière contre portière, ne peut se faire qu'avec un ami. Il n'y a donc aucune animosité dans ce final d'anthologie. Jacky peut accorder toute sa confiance à Hans Herrmann ; il sait que son rival ne le mettra pas volontairement en danger. Jacky Ickx vient de couvrir 53 tours d'affilée, à une moyenne très proche de son meilleur temps de qualification, à la fin d'une course de 24 heures, sur un circuit devenu glissant, et sans jamais dépasser les 6.000 tours autorisés. 3 heures et vingt minutes dans ces conditions extrêmes. Les spectateurs sont debout, hurlent, lèvent les bras au ciel, les yeux rivés sur la sortie de la chicane Ford. Jacky Ickx impose sa Ford GT40 avec 120 mètres d'avance sur la Porsche 908 LH de Hans Herrmann. Le grand champion belge vient d'inscrire les premières lettres de sa propre légende aux 24 Heures du Mans.
Si Hans Herrmann et Porsche sont les grands battus de la course, ils prendront une éclatante revanche dès l'année suivante. Herrmann, associé au pilote britannique Richard " Dick " Attwood, offrira à la marque de Stuttgart sa première victoire dans la classique mancelle. Sous le déluge, ils imposeront leur 917K devant la 917LH de Larrousse - Kauhsen et la 908 de Lins - Marko. Le pilote allemand profitera d'ailleurs de cette victoire tant attendue pour mettre un terme à sa longue carrière. La veille, les voitures étaient parties en épi devant les stands, mais pilotes assis et sanglés à bord. Cette procédure de départ immortalisée par Steve McQueen dans le film Le Mans sera abandonnée dès l'année suivante au profit d'un départ lancé. Une page du folklore manceau vient d'être tournée.
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